Cédéao/AES: Les chances de la médiation sont «minimes » (analyste)
Élu depuis près de quatre mois à la tête du Sénégal, le président Bassirou Diomaye Faye est l’un des derniers espoirs de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’ouest (Cédéao) pour tenter de convaincre le Burkina Faso, le Mali et le Niger de renoncer à leur décision de se retirer de l’organisation communautaire. Dans un entretien accordé à APA, le journaliste et chercheur nigérien, Seidik Abba, analyse les chances de succès du dirigeant de 44 ans et les possibles reconfigurations dans la région en cas d’échec de sa médiation.
Le président Bassirou Diomaye Faye a été désigné facilitateur par la Cédéao dans les discussions avec l’Alliance des États du Sahel (AES). Comment entrevoyez sa mission qu’il va mener conjointement avec son homologue togolais, Faure Gnassingbé ?
Le président sénégalais a été choisi en raison d’un certain nombre d’atouts dont il dispose pour conduire à bien cette médiation. Les sanctions de la Cédéao contre le Burkina Faso, le Mali et le Niger ont été prises alors qu’il n’était pas président du Sénégal. On ne peut donc pas le tenir pour responsable de leur imposition. Cette position me semble un élément qui a été pris en compte, lui donnant toute la légitimité pour pouvoir discuter avec ses pairs dans ces trois pays dirigés par des juntes militaires.
Sa posture panafricaniste et souverainiste est aussi bien appréciée dans les opinions publiques des trois pays. Il revendique un panafricanisme de rupture systémique. C’est aussi ce que les autres pays veulent : un changement dans les rapports particulièrement avec les anciens colonisateurs. Cela lui donne un certain nombre d’arguments pour le rendre légitime en vue d’aller discuter avec les pays. La difficulté réside sur ses capacités de réussir à les convaincre de rester à la Cédéao. Pour l’instant, les positions sont tellement éloignées que sa mission est difficile voire impossible. Mais en politique, l’impossible n’existe pas et on verra ce que cette médiation va donner.
Le Burkina, le Mali et le Niger ont fermé la porte à un retour à la Cédéao alors que le président sénégalais est optimiste quant à la capacité de sa médiation de pouvoir les faire reconsidérer leur décision avant la fin du préavis, prévu en janvier prochain, selon le traité de l’organisation régionale. Qu’en pensez-vous ?
Les trois pays ont annoncé, lors du sommet de Niamey, que leur départ de la Cédéao était une décision irrévocable et qu’à ce stade, ils ne voient pas comment ils pourraient revenir dans une organisation régionale qui leur a fait tellement de torts. De ce point de vue, la position est très claire. Mais si le président sénégalais manifeste un certain optimisme, c’est peut-être parce qu’il va donner des garanties aux revendications de ces pays.
Ils estiment que la Cédéao est une organisation inféodée à l’Occident, qui a pris des positions qui lui ont été dictées dans des capitales occidentales. La mission va être absolument délicate, paraissant presque impossible de faire reconsidérer la position. Les opinions publiques comprendraient difficilement cette reculade de la part des pays membres de la Confédération de l’Alliance des États du Sahel (AES). La seule chose que le président sénégalais pourrait obtenir, c’est peut-être une collaboration, une coopération entre la Cédéao et la Confédération de l’AES.
Face à l’impossibilité de pouvoir les faire revenir, comment les autres pays de la Cédéao devraient traiter avec leurs homologues de l’AES ?
Deux options se présentent : soit la rupture se fait à l’amiable, soit de façon brutale. Si la Cédéao accepte que les pays de l’AES sont désormais partis, il faut voir comment elle peut travailler avec eux, parce que c’est dans leur intérêt commun. Surtout dans le cadre des questions sécuritaires et pour le déplacement des personnes et des biens.
Le Burkina Faso, le Mali et le Niger sont l’épicentre de la menace jihadiste en Afrique de l’Ouest. On voit aujourd’hui qu’elle a débordé le Sahel pour arriver au golfe de Guinée. Au Togo, au Bénin, en Côte d’Ivoire, elle est déjà présente. Si on veut avoir une réponse efficace, il faut qu’elle soit construite par les pays du Sahel et les pays du golfe de Guinée. De ce point de vue, on peut envisager une coopération entre la Confédération des Etats de l’Alliance du Sahel et les pays de la Cédéao. Si on n’y arrive pas, les coopérations bilatérales sont une autre hypothèse.
Il faut savoir que les pays de la Confédération de l’AES sont dans des organisations sous-régionales, de l’Union économique et monétaire ouest-africaine (Uemoa), qui comprend huit pays, au Conseil de l’Entente, en passant par l’organisation du Liptako Gourma et l’Organisation pour la mise en valeur du fleuve Sénégal (OMVS). Ce sont des organisations qui garantissent la libre circulation des personnes et des biens.
Maintenant, le plus difficile, c’est par exemple le cas du Niger. Il faut trouver un mode opératoire avec le Nigéria qui n’est dans aucune des organisations sous-régionales communes, sauf la Commission du bassin du lac Tchad (CBLT) qui comprend six pays dont le Niger et le Nigéria. Si on part du principe que la CBLT garantit la libre circulation des personnes et des biens, le Niger pourrait avoir les mêmes principes qu’aujourd’hui : libre circulation, exemption des visas avec le Nigéria. Au cas contraire, les citoyens de l’AES qui veulent voyager dans des pays de la Cédéao tels que le Ghana, le Nigéria ou la Sierra Leone vont devoir trouver des visas.
Si jamais le divorce se faisait, il faudra qu’il se fasse à l’amiable pour qu’on voit comment on peut continuer à travailler ensemble. Ce sera un compromis important à trouver, parce qu’il faut éviter de pénaliser les pays et les populations. La Cédéao et la Confédération de l’AES n’ont aucun intérêt dans un divorce brutal ou dans une confrontation directe.
Quels sont les risques d’une désintégration pour l’espace communautaire et l’institution que constitue la Cédéao ?
Les risques sont importants, surtout au point de vue économique. Dans l’espace Cédéao, les échanges économiques sont de l’ordre intracommunautaire. À l’intérieur de cette zone comprenant quinze pays, ces échanges sont de l’ordre de 15 à 20%. Si le Mali, le Burkina et le Niger s’en allaient, ça ferait baisser le niveau d’échange économique entre les pays. Il y a quand même beaucoup de relations intenses entre le Burkina Faso et la Côte d’Ivoire, entre le Mali et le Sénégal, entre le Mali et la Côte d’Ivoire, entre le Niger et le Nigeria. La rupture va amener une diminution du volume des échanges économiques intra-régionaux.
Au plan de la libre circulation des personnes et des marchandises, il va y avoir beaucoup de difficultés. Malgré tout, il y a quand même un niveau d’intégration auquel on est arrivé. Nous avons un passeport commun de la Cédéao et une carte d’assurance commune. On parle même de carte d’identité biométrique. Nous avons beaucoup de choses qui, sur le plan de l’intégration, ont connu des avancées significatives. Avec le retrait des trois pays, le niveau d’intégration va reculer. Ça va être une trentaine ou une quarantaine d’années de recul dans l’intégration économique.
C’est la première fois dans l’histoire de la communauté que trois pays à la fois décident de partir. On sait que la Mauritanie a quitté la Cédéao en 2000, mais c’était un seul pays. Si vous voyez sa position géographique, elle se trouve un peu plus au nord de l’espace communautaire. Son départ n’a pas eu de conséquences. Mais cette nouvelle dissidence se passe au centre de la Cédéao. Elle va causer un impact considérable.
Cette rupture découle en partie de la volonté de la Cédéao de réinstaller par la force militaire le président nigérien Mohamed Bazoum. Comment cette organisation doit-elle travailler désormais pour être plus crédible et plus solide ?
Le projet d’intervention militaire au Niger est la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. Le problème, c’est l’application du pacte additionnel de Dakar. La Cédéao avait introduit en 2001 un volet politique et un volet bonne gouvernance. En réalité, le torchon a commencé à brûler depuis les sanctions qu’elle a prises à l’encontre du Mali et du Niger, avec les mesures de fermeture des frontières terrestres et aériennes, à la suite du renversement de régimes démocratiquement élus. Le projet d’intervention militaire au Niger n’est que la goutte d’eau qui a débordé le vase.
Il est évident que la Cédéao doit repenser sa façon de gérer les crises politiques dans l’espace communautaire. Elle doit privilégier l’alerte précoce et la prévention. On voit souvent les crises politiques arriver, y compris les coups d’État, mais elle est presque inactive en ce moment. C’est lorsqu’elles se produisent que la Cédéao déploie tout ce mécanisme d’intervention. Et on n’a pas vu, ces dernières années, l’efficacité des sanctions qu’elle a prises contre les États. Donc, il faut qu’elle repense les réponses qu’elle apporte aux crises politiques et institutionnelles dans les pays, en commençant d’abord par la persuasion.
Le cas du Niger prouve qu’il faut d’abord commencer à discuter. La Cédéao a fait tout à fait l’inverse. Elle a imposé des sanctions et menacé d’intervenir. Face à son échec, elle est revenue pour discuter avec les autorités militaires. Il faut absolument qu’elle repense son paradigme de gestion des crises institutionnelles et politiques en Afrique de l’Ouest. Parce que le paradigme actuel n’est pas opérationnel.
Il faut qu’elle fasse tout pour ne pas laisser le sentiment que les positions qu’elle adopte lui sont dictées. Dans la crise que le Sahel a connue, beaucoup de gens ont vu que la France s’alignait derrière les positions de la Cédéao. Cette ancienne puissance coloniale se permettait même de dire, avant les sommets des chefs d’Etat, certaines décisions de l’organisation régionale. Cette confusion a donné à cette dernière le sentiment qu’il y avait une inféodation à la France ou une possibilité d’ingérence de celle-ci.
Un pays comme le Mali, dépourvu de côtes, compte beaucoup pour la balance commerciale du Sénégal. Comment le Président Faye doit concilier les intérêts de son pays dans le cadre de la coopération bilatérale et les décisions communautaires de la Cédéao ?
Même si le président Bassirou Diomaye Faye ne réussit pas sa médiation, je ne crois pas que le Sénégal va tourner le dos à ces trois pays. Le Sénégal aura toujours besoin de continuer des relations bilatérales avec le Mali qui utilise le port de Dakar. Il en sera de même avec le Burkina Faso, le Niger, où il y a des communautés sénégalaises importantes, vice versa. Le Sénégal ne va pas s’inscrire dans une position punitive contre ces pays. La démarche souverainiste du Sénégal, qui a dit clairement qu’il y avait des problèmes avec la Cédéao, fait qu’il regardera d’abord ses intérêts même s’il restera solidaire aux décisions de l’organisation régionale.
En revanche, le Niger, le Burkina et le Mali pourront tisser des relations bilatérales, y compris des accords de libre circulation des personnes et des biens avec le Sénégal. En plus, il appartient à l’Uemoa au même titre que ces trois pays. Donc, les relations bilatérales résisteront à l’évolution de la situation entre les trois pays et la Cédéao.
Le président sénégalais est perçu positivement, non inféodé. A Niamey, Ouagadougou et Bamako, il y a une certaine bonne opinion de Bassirou Diomaye Faye. Quelles que soient les prochaines décisions de la Cédéao, il y aura des bonnes relations entre le Sénégal et les pays de l’AES.
ODL, Apanews