Analyse: L’inquiétante évolution du Sahel

Écrit par Direct niger. Affichages : 55Publié dans Tribune & Opinion

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LONDRES – La région africaine du Sahel vit une période de bouleversements rapides et d’instabilité croissante. Au Mali, au Burkina Faso et au Niger – qui composent ce que l’on appelle aujourd’hui le Sahel central – les juntes militaires ont rejeté les traditionnels partenariats avec l’Occident, au profit de nouveaux bienfaiteurs : la Chine et la Russie. S’ajoute à cela une fragmentation de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), qui vient redessiner la carte géopolitique de la région, avec des conséquences bien au-delà de l’Afrique de l’Ouest.

L’instabilité au Sahel ne résulte pas seulement d’éléments géopolitiques. L’accélération du changement climatique – les températures dans la région augmentant 1,5 fois plus rapidement que la moyenne mondiale – perturbe les modes de vie traditionnels, compromet les moyens de subsistance, et menace la sécurité alimentaire. Les changements dans l’équilibre régional des puissances ne font qu’aggraver la situation.

Depuis le mois dernier, les troupes françaises se sont entièrement retirées du Sahel, à la suite d’une rupture des liens de défense qui unissait la France aux gouvernements de la région, du Mali jusqu’au Tchad. Ce processus, auquel s’ajoute l’effondrement des efforts onusiens de maintien de la paix, a créé un vide sécuritaire que les groupes extrémistes se sont empressés de combler. Plusieurs groupes tels qu’Al-Qaïda et l’État islamique (EI) perpétuent un nombre alarmant de 35 à 40 attentats chaque semaine dans la région, en hausse de 15 % par rapport à l’an dernier.

Paralysée par une vague de changements de régime dans ce qui est devenu la « ceinture des coups d’État », et profondément impactée par le départ récent des pays du Sahel central, la CEDEAO – autrefois pilier de la stabilité régionale – peine à mettre en place une réponse coordonnée face à la montée en puissance de la violence extrémiste. Les extrémistes ont profité de l’impasse dans laquelle se trouve une CEDEAO fracturée pour s’établir en tant qu’autorités de facto dans un nombre croissant de communautés sahéliennes. Bien que l’élection d’un nouveau dirigeant à la tête de l’Union africaine crée une opportunité de renforcement de la réponse collective du continent face à ces évolutions, les groupes extrémistes continuent de tirer parti de l’instabilité régionale.

Dans les régions au sein desquelles la présence de l’État est faible, et la compétition féroce autour des ressources, ces groupes exploitent leur connaissance des difficultés locales, ainsi que leurs liens avec les réseaux extrémistes mondiaux, pour se positionner en tant que fournisseurs de ressources et garants de la justice. En renforçant leur légitimité par le maintien de l’ordre, en procédant à des distributions alimentaires, ou encore en gérant les litiges fonciers, ils affaiblissent délibérément les institutions étatiques, et accentuent les pénuries afin de renforcer la dépendance des populations à leurs structures de gouvernance parallèles.

Cette stratégie calculée et insidieuse s’observe notamment dans le complexe de parcs nationaux W-Arly-Pendjari (WAP) – la plus vaste zone sauvage protégée d’Afrique, qui s’étend sur les territoires du Bénin, du Burkina Faso et du Niger. Autrefois modèle de coopération transfrontalière, le complexe WAP est fermé depuis 2019, et plusieurs groupes extrémistes y exploitent des lacunes de gestion pour affirmer leur contrôle sur la sécurité locale, la fiscalité et l’exploitation des ressources dans certaines zones.

Pendant ce temps, plusieurs acteurs extérieurs tels que la Russie profitent de l’instabilité politique et du manque de gouvernance pour renforcer leur présence au Sahel, ainsi que pour s’assurer un accès à des ressources stratégiques telles que l’uranium et d’autres minerais. Plus largement, le Sahel est devenu un théâtre clé dans la compétition mondiale croissante pour l’influence géopolitique.

Pour toutes ces raisons, la région entière – en particulier le Sahel central – pourrait devenir un point chaud planétaire, caractérisé par l’ancrage de groupes extrémistes au sein des communautés, ainsi que par la présence de puissances étrangères menant des conflits par procuration, et refaçonnant à leur guise les chaînes d’approvisionnement de minéraux critiques. L’instabilité susceptible d’en résulter pourrait provoquer des retombées au-delà de la région – voire de l’Afrique. L’escalade des conflits attirant un nombre croissant d’acteurs, et aggravant la crise humanitaire au Sahel, une explosion déstabilisante des flux migratoires deviendrait alors quasiment inéluctable.

Pour éviter un tel scénario, il est nécessaire que l’actuel réalignement géopolitique au Sahel soit géré au moyen d’une coopération régionale redynamisée. Élément clé de cette approche, préconisé dans un récent rapport de l’Institut Tony Blair pour le changement mondial, un nouveau Pacte pour le Sahel ferait intervenir réformes de gouvernance, mesures de sécurité et renforcement de la résilience économique, dans un cadre unique. Sa mise en œuvre nécessiterait une stratégie claire et applicable permettant à la région de surmonter les défis étroitement liés auxquels elle est confrontée.

À la différence des initiatives antérieures de renforcement de la stabilité régionale, qui avaient tendance à se concentrer sur des interventions isolées, le Pacte pour le Sahel insisterait non seulement sur une coordination dans la durée, mais également sur le soutien extérieur. Plutôt que d’imposer des diktats, il est essentiel que les gouvernements occidentaux promeuvent des partenariats qui respectent l’autonomie des États africains. Les nouveaux acteurs au Sahel, tels que les pays du Golfe et la Chine, devront également adhérer à une vision collective de redynamisation de la coopération régionale.

En alignant la gouvernance des ressources sur les impératifs de sécurité et de développement économique, ainsi qu’en bâtissant de véritables partenariats avec les gouvernements d’Afrique de l’Ouest, la communauté internationale peut œuvrer pour la résilience et la stabilité à long terme au Sahel. Reste à savoir si cette démarche sera possible dans le contexte actuel de compétition planétaire pour l’influence géopolitique. Espérons que les acteurs mondiaux prendront conscience du prix à payer qu’entraînerait l’inaction, et qu’ils se montreront efficaces sur le plan géopolitique, avant que l’inquiétante évolution du Sahel ne devienne irréversible.

Jaynisha Patel est analyste politique principale à l’Institut Tony Blair.

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